Vitesse. A première vue rien ne pourrait laisser croire qu'on dépasse les 200 km/h de moyenne. Et pourtant, occasionnellement, des indices fugaces nous ramènent à l'évidence. Comme cette autoroute que nous snobons, dont les véhicules que nous doublons semblent ralentis, presque à l'arrêt. Comme ces pylônes qui passent devant nos fenêtres à la vitesse d'un obturateur d'appareil photo. Clic clac, le paysage change. Une panneau sur l'autoroute indique 401 kilomètres jusqu'à Lyon. Nous les engloutirons en moins de deux heures, tandis que les quatre roues peineront sur l'asphalte pendant 4 longues heures.

Comparé au paysage qui défile comme un film muet trop rapide, l'immobilisme des passagers est dérangeante, comme s'ils voyaient défiler devant leurs yeux leur propre vie sans réagir.

Comparé aux hurlements du métal contre le métal que nous entendons en sourdine, le silence feutré qui règne dans le wagon est d'un calme oppressant. Pas même les portables n'arrivent à percer ce bloc compact de silence.

Comme une morgue roulante lancée sur des rails à plus du quart de la vitesse du son. J'achève mes nouilles chinoises maintenant froides.

Agriculture. Les champs qui composent le paysage frénétique forment un patchwork assez monotone, des verts et et des jaunes. Mais cela me fait penser à ma voisine. Je ne vous l'ai pas présentée ? Et pourtant, j'en sais des choses sur elle, plus qu'elle n'en connaîtra jamais sur moi.

La vingtaine, mais moins de 25 ans (sa carte de réduction ferroviaire dite "15-25" en atteste), pas assez laide pour ne pas attirer le regard, mais pas assez jolie pour le retenir trop longtemps. Etudes supérieurs, agronomie, à l'Institut National d'Agronomie Paris-Grignon, Promo 2004 — en première année donc —, un copain, dont j'ai pu apercevoir furtivement le portrait en fond d'écran de son portable.

Poursuivons l'investigation. Le billet de train qu'elle a présenté au contrôleur est marqué Plaisir-Grignon -> Lyon, ce qui laisse à penser qu'elle a donc pris le train à la sortie des cours. Avec son imposant sac de voyage bleu, je dirais que son école fait internat, ou qu'elle dispose d'un logement non loin. Ecole d'ingénieur sûrement vu la complexité relative des exercices de biologie dont elle remplissait quelques pages de brouillon d'une écriture claire avant même le départ. Elle cherche à présent à trouver le sommeil, en laissant sur sa tablette un petit précis d'allemand qu'elle a feuilleté brièvement, orné d'un surligneur jaune fluo et de lunettes fines et féminines.

Gros homme. La cinquantaine, non, plutôt la quarantaine bien avancée, bedonnante, engoncée dans un costume de ville, portant cravate et chemise de la même marque que celles de mon père. Il prend 1,5 place, là où je ne prend que 80% de la mienne. Chance pour son voisin, il n'en a pas. Assis en vis-à-vis et dans la rangée d'en face, tout nous oppose.

"Quand est-ce qu'on arrive ?". je me plais à imaginer les équipées familiales lancées sur le ruban bitumé, les enfants implorant à l'arrière et les parents excédés à l'avant. Cette virée mensuelle et obligatoire chez la grande-famille prend décidément à chaque fois des allures de chemin de croix, pourraient penser ces parents.

Vaches. Tiens, ça faisait longtemps. Non que m'aient manqués ces quadrupèdes plantigrades débonnaires et stupides, mais c'est surtout qu'elles rompent avantageusement la monotonie plate des champs de plus en plus verts et de moins en moins jaunes.

Contraste. Vu de l'extérieur, je suis un étudiant en informatique qui écrit depuis une demi-heure des phrases sans but. Pour un professionnel de la logique, cet acte gratuit d'écriture semble décalé. Peut-être est-ce justement un moyen de se sortir de la logique binaire du tout ou rien. Un peu scientifique, un peu écrivain, il réinvente le gris dans le monde bichromatique des puissances de 2. Aurait-il mal choisi sa voie ? Assurément non, parce qu'il n'a justement pas choisi. Ou plutôt, il a choisi le moins pire. Triste choix, en vérité.

Fzouf ! Un TGV nous croise. Ou nous croisons un TGV. Selon la théorie de la relativité, la vitesse de croisement, vertigineuse, doit approcher le Mach 0,5 (600 km/h). Par un curieux effet de vitesse, le train croisé semble étrangement raccourci. Pourtant, après un rapide calcul incluant les 2,5 secondes que durèrent le croisement, il apparaît que le convoi devait faire entre 200 et 300 mètres. Une longueur approximativement normale. Voulais-je par cet exercice de physique appliquée concurrencer ma voisine et sa biologie ?

Mon stylo est encore plein mais mon esprit est vide. Vide de mots. Je ne sais plus quoi écrire.

Tant mieux, voilà Lyon.